Le 21 mai 2014, la firme californienne Netflix annonçait officiellement son lancement en France pour la mi-septembre (1). Il était ainsi mis fin à des années de spéculation sur l’arrivée en France du géant américain de la vidéo à la demande par abonnement (VàDA, ou SVOD pour l’acronyme en anglais), que les rencontres et discussions « non officielles » mais régulières entre représentants de Netflix, autorités françaises, et professionnels du secteur, n’ont jamais cessé d’entretenir.
Netflix a effectivement de quoi déchaîner les passions, si l’on en croit les quelques chiffres aujourd’hui régulièrement cités pour qualifier cette offre de vidéo en streaming : 30% de la bande-passante les soirs de fin de semaine (2), 33 millions d’abonnés aux Etats-Unis et 50 millions dans le monde (3) (Netflix est présent dans 52 pays(4)), et 3 milliards de dollars de budget d’achat de droits et de développement, notamment pour son expansion internationale (5). Pour ne rien gâcher, Netflix a été récompensée d’une pluie d’Emmy Awards en 2013 pour ses séries exclusives House of Cards et Orange is The New Black. Et bien sûr les déclarations sulfureuses de son CEO, Reed Hastings, prédisant la disparition totale de la télévision d’ici 20 ans (6), ont contribué à la renommée de la plateforme. Seule ombre au tableau, un catalogue de contenus jugé somme toute un peu « banal », mais accessible à partir de 6,99 dollars par mois, et dont le manque d’attrait serait compensé par un moteur de recommandation personnalisée particulièrement performant.
Il est donc certain que, quel que soit le succès que rencontrera effectivement Netflix en France (des analystes lui prédisent une croissance de 1 million d’abonnés par an (7), à titre de comparaison CanalPlay comptabilise aujourd’hui 450.000 abonnés(8)), l’annonce de la possibilité de son arrivée aura déjà eu par elle-même un impact sur le marché français. A commencer par les « avertissements » de la Ministre de la Culture et de la Communication, exhortant la société californienne à se plier aux règles françaises de contribution à la création, au respect de la chronologie des médias, aux quotas de diffusion et à diverses obligations liées à la diversité culturelle, ainsi qu’à installer en France le siège de ses activités françaises (9). Puis une lettre ouverte, conjointement signée et adressée par les P-DG des trois plus grands diffuseurs français à la même Ministre de la Culture et de la Communication (10), implorant cette dernière d’œuvrer dans le sens d’un assouplissement de la réglementation et d’un allègement des taxes. Enfin, parallèlement à l’agitation médiatique mais de manière plus discrète, les acteurs français du secteur se sont préparés à l’arrivée du géant américain. Canal+ a créé une direction OTT au sein de son groupe, testé des terminaux OTT, et expérimenté la mise à disposition de séries en binge watching. FilmoTV et Vidéofutur ont conclu quant à elles un partenariat pour bâtir une offre commune sur la base de leurs catalogues respectifs. Et enfin, les chaînes françaises ont renforcé leur offre de télévision de rattrapage, pour être plus compétitives en matière de contenus délinéarisés.
Mais si l’arrivée de Netflix en France restera pour longtemps un point de repère dans l’histoire du paysage audiovisuel français, il convient de souligner que la mutation du marché français a été amorcée bien avant. Bâti sur une système de concession d’antennes nationales à des chaînes françaises, ayant des obligations de diffusion et de financement de programmes nationaux, le système audiovisuel français a longtemps été très protégé. L’arrivée du câble et du satellite à partir des années 90, puis de la TNT dans les années 2000, ont toutefois commencé à « bousculer » ce modèle. Une multiplicité de nouvelles chaînes, dont des chaînes internationales, ont fait leur apparition. Puis l’Internet a contribué à mondialiser le marché de la consommation de vidéo, notamment avec le développement de l’IPTV, les bouquets de chaînes accessibles depuis l’interface de la box des fournisseur d’accès à Internet (les « FAI »).
Par ailleurs, en plus de l’offre de télévision linéaire est apparue une offre de contenus « à la demande », délinéarisée. Avec le haut-débit et la possibilité accrue de visionner de la vidéo grâce à une connexion Internet (l’ « Internet ouvert »), en téléchargement ou en streaming, dans un premier temps largement sous forme de piratage, et sous l’effet également de la diversification des supports, la consommation s’est délinéarisée. De nouveaux usages et de nouveaux formats d’offre ont vu le jour, édités par de nouveaux acteurs de la vidéo délinéarisée. Parmi eux, on retrouve bien sûr les sites de partage de vidéo à la demande de type Youtube ou Dailymotion. Mais également les « SMAD », ou services de médias audiovisuels à la demande, qui comprennent les services de TVR, les services de SVOD, et les services de VàD à l’acte.
Dès 2009, le développement de l’offre légale initié par les éditeurs français (notamment pour lutter contre le piratage) a déclenché un début d’émulation autour de la VOD et de la SVOD. De 2009 à 2011, les services de VOD et SVOD ont enregistré une forte une croissance de leur chiffre d’affaire même si celui-ci restait faible en valeur absolue (11) (des chiffres à relativiser toutefois, car ils ne permettent pas de distinguer les revenus tirés de la VOD de ceux de la SVOD). Mais cette forte croissance a ralenti en 2012, jusqu’à une quasi-stagnation du marché en 2013, et un recul sur le début de l’année 2014 jusqu’à la veille du lancement de Netflix en France (des données à relativiser également, car de nombreuses plateformes ne communiquant pas leurs chiffres le Baromètre GFK/NPA est contraint à d’importantes extrapolations) (12). Un manque de dynamisme lié à des catalogues peu attractifs, à une réglementation et des stratégies d’entreprise privilégiant encore les modes de consommation classiques reposant sur un business model peu aventureux (exploitation en salle, vente de supports physiques, diffusion sur les chaînes de télévision linéaires). Et un secteur encore dominé par des médias « historiques », bénéficiant d’une image de marque forte et établie, frileux de remettre en cause les conditions du marché. Un manque d’initiative lié également aux éditeurs de services SVOD eux-mêmes, dont l’offre reste peu connue et peu « lisible », sur un marché éclaté et dont les faibles marges freinent les investissements.
Peu d’offre, peu de demande, peu de marché. Cette équation va certainement être remise en cause par l’arrivée de Netflix en France. En tout cas, dans tous les pays où Netflix a été lancée, sa capacité à faire reculer le piratage en lui substituant une offre légale attractive, innovante et à bas prix, a permis de redessiner le paysage audiovisuel et contraint les acteurs historiques à évoluer.
D’un point de vue économique, si la dimension low cost est une caractéristique du business model de la SVOD, elle n’est pas la seule et certainement pas la plus importante. Comme son nom l’indique, l’abonnement constitue la principale spécificité de la SVOD. En effet, l’utilisateur abonné est, de fait, plus fidèle, même s’il n’est pas pour autant captif. Le business model de l’abonnement emporte par ainsi deux conséquences qui font de la SVOD un moyen de diffusion à part. D’une part, la logique qui sous-tend une offre par abonnement n’est pas de fédérer une audience la plus large possible, mais de recruter des abonnés. La SVOD est donc beaucoup moins dépendante des recettes publicitaires, et de la mesure de l’audience, que la télévision gratuite. En raison du caractère « à la demande » de l’offre, ainsi qu’en application de la théorie de la longue traîne qui veut que les programmes de « niche » peuvent sur la durée séduire un grand nombre d’abonnés, l’audience d’une plateforme de SVOD peut par ailleurs être beaucoup plus fragmentée, et diverse, que celle de la télévision linéaire. D’autre part, le système de l’abonnement permet une connaissance accrue de ses utilisateurs. La relation d’un abonné avec son média est dès le départ beaucoup plus riche que celle qu’entretient un téléspectateur avec une chaîne gratuite. De plus, la technologie permet désormais d’étudier avec précision les usages de l’audience, et d’atteindre des niveaux jamais égalés en terme de connaissance-utilisateur. La SVOD constitue un terrain d’expérimentation idéal pour développer l’expérience-utilisateur, notamment en terme de recommandation personnalisée et de recueil de données sur l’audience et ses usages.
Ainsi, même si pour l’instant encore le marché de la SVOD en France reste peu développé, toutes les conditions nous semblent désormais réunies pour en permettre l’émergence. La SVOD est au cœur des usages parce qu’elle est « à la demande » et adaptée à tout type de supports. La SVOD est de plus au cœur des attentes avec des films, des séries et des reportages, en illimité, et à des tarifs raisonnables que le consommateur semble même prêt à voir augmenter en contrepartie de contenus exclusifs. Et enfin, la SVOD est au cœur de l’innovation, avec le streaming, et les algorithmes de recommandation enrichis de big data sur les usages des consommateurs.
Un modèle d’avenir, un marché prêt à se développer, un géant américain innovant s’apprêtant à conquérir une audience qui ne lui est toutefois pas acquise, et des concurrents locaux bien décidés ne pas céder leurs parts de marché : telles sont aujourd’hui les caractéristiques du marché français de la SVOD. Les perspectives d’évolution de ce marché présentent toutefois un grand nombre d’inconnues. Des spécificités le distinguent en effet des marchés américains et européens où la société Netflix s’est jusqu’ici implantée. Le marché français conserve une identité forte, et repose sur un système de financement certes ancien mais auquel la profession dans sa globalité reste très attachée. Il s’agit de plus d’un marché où des pure players côtoient des acteurs historiques, pour certains protéiformes (diffuseurs, distributeurs), dont il est difficile d’anticiper la réaction dans un contexte de forte évolution technologique.
Afin d’étudier les perspectives du marché français de la SVOD, nous avons donc opté pour une approche « dynamique » (13), c’est-à-dire dont nous espérons qu’elle survivra les évolutions, voire les révolutions, que le marché de la vidéo est désormais amené à connaître de manière quasiment permanente. Nous avons ainsi choisi de nous attacher à un nombre réduit d’indicateurs permettant de caractériser le marché, lesquels indicateurs doivent également être suffisamment fondamentaux pour permettre une évaluation durable des forces et faiblesses du marché.
Notre étude portera donc sur les perspectives d’évolution de la « demande », le comportement de l’audience étant naturellement au coeur de nos préoccupations : y a-t-il des constantes, des grandes tendances, dans les pratiques des téléspectateurs? si le streaming et la mobilité semblent privilégier une consommation délinéarisée et atawad des contenus, dans quelle mesure l’audience se détournera-t-elle de la diffusion linéaire des contenus, et du traditionnel poste de réception fixe et collectif? l’audience peut-elle s’affranchir du pouvoir éditorial et prescripteur d’un média? par ailleurs, existe-t-il d’autres modes de consommation de contenus également plébiscités par l’audience, susceptibles de constituer un frein au développement du marché de la SVOD? Par ailleurs, pour que le marché se développe il est nécessaire que la « demande » rencontre une « offre ». Ce second élément est particulièrement important sur un marché d’abonnement, car la « prime au leader » nécessite de toucher l’audience avant ses concurrents, en proposant une offre adaptée de contenus. Or la multiplicité d’acteurs intervenant aujourd’hui dans la construction et la commercialisation d’une offre de SVOD ne nous semble pas forcément servir à son développement. En effet, les intermédiaires sont aujourd’hui encore multiples (producteurs de contenus, distributeurs, intermédiaires techniques,…), et leurs intérêts peuvent diverger de ceux des éditeurs de SVOD. Dans quelle mesure ces intermédiaires sont-ils indispensables pour les plateformes de SVOD, et dans quelle mesure ceux-ci peuvent-ils s’en affranchir pour maîtriser davantage l’acquisition et la production de contenus, mais également la distribution de ces contenus jusqu’au consommateur? Enfin, il nous semble important pour pouvoir évaluer les perspectives du marché de la SVOD, de tenir compte des éléments nouveaux qui peuvent en modifier les contours, au-delà de l’offre et de la demande. A ce titre, la connaissance-utilisateur constitue pour nous le troisième enjeu fondamental de l’évolution du marché. La technologie permettant de collecter des données sur les utilisateurs, et sur leurs usages, dans quelle mesure ces données peuvent-elles servir à améliorer leur « expérience » sur la plateforme? Dans un contexte où les éditeurs de services de SVOD doivent supporter d’importants coûts d’investissement, comment ces données peuvent-elles être « monétisées », c’est-à-dire utilisées pour développer de nouvelles formes de recettes? peut-on envisager une exploitation commerciale de ces données, et si oui dans le cadre d’une stratégie d’investissement ou de rentabilité brute? avec quels risques en terme d’expérience-utilisateur, garante des revenus principaux que constituent pour le moment encore les abonnements?
Derrière ces enjeux fondamentaux, en filigrane, se pose par ailleurs la question des leviers que pourra actionner l’éditeur d’une plateforme SVOD pour gagner des parts de marché. Dans un secteur lui-même en forte mutation, l’éditeur qui souhaite être présent sur les trois fronts que constituent la demande, l’offre, et la connaissance-utilisateur, doit en effet doser ses efforts et ses investissements. Les perspectives d’évolution du marché de la SVOD étant intimement liées au contrôle qu’exercent les différents acteurs du marché, des utilisateurs aux éditeurs de service en passant par leurs intermédiaires, nous verrons donc dans une Première Partie en quoi l’utilisateur détient le contrôle de la demande, et quelle est la portée de ce contrôle. Dans une Deuxième Partie, nous étudierons les possibilités pour les éditeurs de service SVOD de contrôler davantage leur offre, de la production et la distribution des contenus jusqu’à la commercialisation de leur offre, et les rapports de force que cela peut engendrer avec leurs intermédiaires. Enfin, dans une Troisième Partie, nous analyserons les innovations amorcées en terme de recueil de données-utilisateurs, et les nouvelles exploitations qu’elles offrent.
(1) La date définitive du lancement, le 15 septembre 2014, a été annoncée par Netflix fin juillet 2014
(2) Nathalie Sonnac (Professeur en Sciences de l’Information et Communication, Présidente du Département Info & Com, IFP Université Panthéon-Assas), Netflix, démolisseur de l’exception culturelle ?, Le Monde Idées, 21 mai 2014
(3) Romain Gueugneau et Fabienne Schmitt, Netflix compte plus de 50 millions d’abonnés dans le monde, Les Echos, 22 juillet 2014
(4) Nathalie Sonnac, Ibid.
(5) Ken Auletta, Outside the box, Netflix and the future of television, The New Yorker, Février 2014
(6) Richard Sénéjoux, interview de Reed Hastings, Reed Hastings, PDG de Netflix : “S’il y a de gros chèques à la clé, les artistes ont envie de créer”, Télérama, 14 septembre 2014
(7) Pascal Lechevallier, Netflix France : 1 million de nouveaux abonnés par an, Blog « Digital Home Revolution » sur ZDNet, 24 mars 2014
(8) Pascal Lechevallier, VOD/SVOD : panne de croissance du marché français, Blog « Digital Home Revolution » sur ZDNet, 28 avril 2014
(9) Camille Neveux, interview d’Aurélie Filippetti, Filippetti : Netflix doit se « plier aux régulations » françaises, Le Journal du Dimanche, 26 janvier 2014
(10) Enguérand Renault, Canal +, TF1 et M6 : l’union sacrée contre les géants du Net, Le Figaro, 17 février 2014
(11) CSA, Rapport au Gouvernement sur l’application du Décret n°2010-1379 du 12 novembre 2010, Novembre 2013, pages 12 et 13, citant le Baromètre GFK/NPA
(12) Pascal Lechevallier, VOD/SVOD : panne de croissance…, Ibid.
(13) Jean-François Fogel, Responsable pédagogique et intervenant dans le cadre du Master Management des Médias et du Numérique de Sciences Po, Séminaire « Outils pour suivre l’engagement de l’audience », 11&12 octobre 2013